dimanche 15 août 2010

L'Affiche

La réalité n'était plus la réalité. Ou plutôt, elle ne l'avait jamais été. Je l'avais tout d'abord constaté sur un détail. Ce genre de moment où la découverte d'un petit bout de peau nécrosé sur le visage vous fait subitement prendre conscience que c'est le début de la fin. Pour moi, tout commença au milieu d'une nuit d'hiver. Ou d'été, cela n'a pas d'importance car vous comprendrez bien, chers lecteurs, que les saisons ne sont plus les saisons. Qu'elles ne l'ont probablement jamais été.

En cette nuit donc, je me laissais aller à quelques déambulations dont mon âme vagabonde détenait le satané secret. J'arpentais le grand boulevard et excitais mon esprit en engloutissant de la bière forte. La ville brillait bruyante, et bons nombres d'êtres humains sortaient dans ce quartier, cherchant à se distraire. Il va sans dire que moi, aux confins de ma solitude, je les observais. Je les observais se ruer dans les fast-food pour y dévorer un bon steak. Je les voyais rire et s'émoustiller en frôlant les sex-shops. Je me plantais devant les bars et distinguais les jolies filles qui se laissaient séduire dans les toilettes du fond... Pour autant, je n'étais aucunement jaloux, ni même envieux de ces gens et de leur condition. Non. Parce qu'il y avait à l'intérieur de moi une intuition supérieure. Une intuition qui me dictait que ce petit monde là avait tout faux. Ce qui va suivre ne tardera pas à me donner raison car le hasard, quoi que dans ma situation je préfère parler de destiné, m'amena à jeter les yeux sur un tableau d'affichage. Oui. Un vulgaire panneau recouvert d'annonces de concerts et autres spectacles. Là, devant moi, un poster en particulier captiva mon attention. Il s'en dégageait une aura contagieuse, furieusement hypnotique. Je ne peux encore aujourd'hui expliquer mon geste, mais je fus saisi par le besoin irrépressible de pincer le coin de cette mystérieuse affiche pour la retirer. On pourrait imaginer que ce type de papier collé se serait déchiré aussitôt, mais croyez-le ou non, il se décolla de la surface avec autant de fluidité qu'un auto-collant de son film protecteur. Machinalement, je roulai le poster et le glissai à l'intérieur de mon blouson en cuir. Comme pour le garder bien au chaud. Mon regard se plongea alors dans ce que j'avais dévoilé. Fichtre! A ma grande surprise il n'y avait rien d'autre qu'une surface noir. En y regardant de plus près, je constatais que ce noir était d'une pureté absolue. Il me paraissait si profond qu'il en devenait intriguant... S'agissait-il d'une plaque ou d'un trou? Se pouvait-il qu'il y ait, ici même, une espèce de passage? Je ne résistai pas à l'idée de satisfaire ma curiosité et approchai mes doigts de cette zone obscurcie. Et là, accrochez-vous bien! Car si je n'avais pour intention que d'effleurer ce foutu néant, c'est en définitive toute ma main qui fût happée. D'un coup d'un seul, comme une poussière aspirée par le vide. Pendant quelques seconde mon bras resta englué par ces ténèbres, et durant ces même secondes, toute ma chair fût secouée, soudainement contaminée par une sensation dont je garde un souvenir entier mais dont la teneur reste, avec mes mots et à ce jour, encore inexprimable... Comme un tendre électrochoc. Rapidement, la matière lâcha prise et je m'écroulais lourdement sur l'asphalte. En reprenant connaissance, je sus immédiatement qu'il y avait en moi quelque chose de totalement chamboulé. Ce changement s'était effectué au plus profond de ma cervelle. Non sans appréhension, je décidai de rentrer sur le champs afin de me reposer. Sur le trajet, je ne pouvais me retenir de garder les yeux grands ouverts sur le monde qui m'entoure, et c'est là que l'expérience prît soudainement tout son sens... Un homme tirait une bouffée sur sa clope, et ce n'était pas de la fumée qui lui ressortait par la bouche mais une chenille géante, grise et épaisse. Dans un snack, les clients mâchouillaient leurs sandwichs, visiblement sans se rendre compte que la viande à Kebab qui grillait sur la broche, s'était muée en une matière vivante, gluante, et habitée par d'atroces palpitations. Au dessus des commerces, les enseignes aux néons se transformaient en des serpents hostiles et lumineux. Le crépi des façades n'était plus que des milliers d'asticots grouillant... Bien sûr, ce décor était un enfer. Un enfer vivant. Et il l'était justement parce qu'il n'était plus un simple décor.
Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de croire que m'emparer de cette affiche fût comme dégoupiller une grenade. Une grenade dont l'explosion aurait eu pour effet d'écorcher vif cette terre superficielle. Evidemment, j'ai conservé ce poster sacré, il est épinglé juste au dessus de mon lit, et parfois, avant de m'endormir, j'y jette un coup d’œil. Vous me direz qu'il n'y a pas de quoi, qu'il ne s'agît pas là d'une illustration bien sophistiquée, mais je demeure encore fasciné par ce qui y est représenté. Je ne sais pas, c'est peut-être cette manière si particulière dont les lettres sont agencées, et puis certainement aussi la façon dont les syllabes se répètent à l'infini: G.O.G.O, G.O.G.O, G.O.G.O.... Il y en a tellement que jamais je n'oserais me risquer à les compter.

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