jeudi 19 août 2010

Le Devenir (III)

Il n’y avait pas eu un seul regard échangé de l’après-midi. Jack tenait sa tasse de café à pleine main, même si cette dernière était bouillante, bouillante comme sa colère qui montait peu à peu en lui.

Il suffoquait à en mourir dans cet appartement. Dans des psychoses asthmatiques, il se voyait déjà en train de s’étouffer à même le mauvais tapis rougeâtre qui régnait en maître absolu sur le plancher du salon. Sa respiration devenait hésitante, il devait absolument se concentrer sur le rythme de ses bouffées d’oxygène et de ses déjections de dioxyde de carbone. Toute cette rage qu’il avait en lui. Elle ne comprenait pas. Les battements de son cœur se firent alors de plus en plus puissants, de plus en plus profonds. L’intégralité de sa cervelle était elle aussi en ébullition et semblait pousser de tout son poids sur ses globes oculaires. Comme si elle-même voulait s’échapper de cette geôle cérébrale, de ce casque infernal dans laquelle elle était retenue prisonnière depuis trop longtemps. Il ne sentait plus sa mâchoire. Sa vue était troublée. Toute la folie dévastée de ce monde outrancier se distillait à travers chacune de ses cellules. Ses veines n’en pouvaient plus de se gonfler de cette pression inhumaine, sauvage, animale. Un arrière goût de souffre remonta des entrailles de son corps pour se propager dans son palais entier. Ce qu’il avait vu là-bas, il ne pouvait en parler. Non, il ne pouvait mettre de mots sur ces sordides visions. Jack était entré de plein pied dans l’antre de Méphistophélès et aucun prêtre ne pouvait exorciser ses lutins diaboliques qui gambadaient violemment dans le jardin embourbé de son esprit. Ses exactions, ses pêchés, aucun messager de Dieu ne pourrait lui pardonner. Il valait mieux mettre une croix sur ce pardon christique. Qu’est-ce qu’il pouvait espérer ? Il avait tellement envoyé durant son périple dans les méandres de la déchéance humaine que le retour à la normalité ne pouvait certainement pas se dérouler dans des circonstances acceptables. Mindy le savait. Nul besoin de se perdre dans des palabres interminables. Elle devinait tout. Mieux, elle l’anticipait. Pourtant, cette fois-ci, même elle était largement dépassée par la tournure qu’avaient prise ces évènements. Larguée, éjectée par la fantastique déflagration des énergies déferlantes de Jack. Il avait les mains en sang. Des idéogrammes d’une langue disparue étaient subitement apparus sur les quatre murs du salon. La forme de ces symboles l’interpella. Des flashs, des réminiscences s’ouvrirent alors à lui et tout lui revint en tête. Non, hurla-t-il, non répéta-t-il. Il inspecta son bras, où il s’était gravé à même la chair les lettres M I N D Y. Pourquoi. Il se jeta de toutes ses forces sur la paroi en face de lui, il voulait en terminer.

C’est à ce moment précis que Mindy entra. L’effroi se lut dans son regard. La terreur. Elle laissa tomber le sac de fruits qu’elle avait ramené du marché. Des précipices, des gouffres, des luttes acharnées, des combats insensés, des tourments délétères, des crises éthyliques, des affrontements titanesques, des rages indicibles, elle en avait connus à ses côtés. Mais là. C’était une indigestion cauchemardesque. Elle se dirigea vers lui, elle le bouscula, l’insulta, le frappa avec ses tout petits poings complètement féminins. Jack ne fit même pas intention. Des scarifications qu’on aurait dit ancestrales avaient ravagé sa poitrine et son ventre. La toute nouvelle puissance de son esprit lui fit prendre conscience de l’arrivée d’une nouvelle réalité. Il ne pouvait plus perdre de temps. Mindy ferait les frais de cette mue psychotique. Pour son propre bien. Elle n’avait été que trop pervertie par le rayonnement superbe mais destructeur de l’astre fondateur qui avait guidé Jack jusque-là. D’un mouvement de main, il la projeta sans la toucher de l’autre côté de la pièce. Elle s’endormit aussitôt. Trop de souffrances, trop de peines, trop de pleurs. Il fallait la protéger, la soigner. La choyer. Lui, il accomplirait sa destinée. Lui, il atteindrait son but. Lui, il serait l’Evènement. Jack était enfin devenu ce que tout le monde redoutait à tort. Il était devenu ce que les limites de la raison annihilent chez les autres. Il était devenu cette force, cette vivacité que le reste de l’humanité se refuse à voir, à entendre, à comprendre, à accepter. Oui, cette énergie, il la balancerait à tout moment, à chaque instant, même s’il en crève la gueule ouverte. Même si des torrents de sang se déversent dans les rues. Même si un chaos dévastateur plonge la planète entière dans une nuit éternelle. Des actes, des actions, des fulgurances immédiates, des assassinats de l’ennui, des génocides du mauvais goût, des massacres impitoyables du médiocre et du passable. Il était devenu l’envie. Il était devenu le Temps présent. Il était devenu la félicité incarnée. Il était devenu le Gogo.

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