Allongé sur le dessus de lit délavé par la sueur et les nausées des vagabonds et des hommes en cavale qui se succédaient dans cette minable chambre de motel, Jack redescendait. La sensation était la même que dans ses cauchemars enfantins : un ascenseur dont le câble a lâché, la chute sans fin, le cœur qui s'échappe de la poitrine et fonce dans l'œsophage.
Pourtant, tout était devenu si beau depuis l'Afghanistan : il avait senti son niveau de conscience s'élever, comme s'il avait parcouru pour la première fois des corridors cachés dans les méandres de son cerveau qui le menaient vers une lumière purificatrice. Il avait cru comprendre, et cela l'avait plongé dans une euphorie permanente et sans bornes. Il était devenu omniscient et omnipotent, un surhomme, un quasi-dieu. Il marchait, ou plutôt flottait, dans des rues claires et parfumées, alors que le temps s'étirait silencieusement.
Jack repensa aux évènements, tentant de rétablir un ordre chronologique dans son esprit embrumé. Il se souvenait de la longue pipe tendue par le Major et de la boule résineuse qui brûlait dans son étroite gueule. Après quelques bouffées, ses membres s'étaient alourdis alors même que ses pensées se démultipliaient, comme autant de cellules issues d'un œuf primordial. Des moments clefs de sa vie lui étaient apparus tandis qu'une partie de sa conscience récitait lentement les poèmes, les contes et les mythes. Il s'était rappelé les mots de William Blake: "if the doors of perception were cleansed everything would appear to man as it is, infinite." Tant de détails lui étaient revenus : les bras de sa mère, sa première chute de vélo, la mort de son père, la première fois qu'il avait culbuté une fille au milieu des bottes de foin, la dispute qui avait mis fin à son court mariage, Mindy essayant la robe qu'il venait de lui offrir pour son anniversaire, et surtout les étapes de sa quête. C'était ça le plus important.
Tout cela, il s'en souvenait bien, c'est ce qui s'était déroulé à côté de lui pendant son voyage intérieur qui lui posait problème. Il commença par se remémorer la pièce : rien à voir avec les luxueuses fumeries décrites par les voyageurs européens du XIXe siècle. Le lit de repos bas était constitué d'un cadre indien ouvragé et de bandes de pneu recyclé. Pas très confortable, mais amplement suffisant pour supporter ses membres engourdis. Le sol était en terre battue, les murs en pierres irrégulières et noircies par la suie. Il y avait une seule fenêtre, petite et haute ; la lumière était majoritairement fournie par des lampions crasseux et fêlés. Maintenant ça cognait dans sa tête, comme si on l'avait placée dans un étau et qu'on serrait, et serrait encore. Dans le coin le plus sombre de la pièce, il se rappelait avoir vu un autre lit, sur lequel le Major était parfois étendu. Un tabouret à trois pieds complétait l'ameublement rudimentaire. En fouillant plus profondément dans sa cervelle décrépite, il se rappela qu'il y avait deux portes, sur deux murs opposés. Cela suggérait que la bicoque avait au moins une autre pièce. Les maux de tête empiraient, Jack n'avait qu'une envie : enfoncer ses doigts dans son crâne et malaxer sa matière grise, puis la presser pour en faire sortir le jus noirâtre des souvenirs qui l'empoisonnait. Dans un ultime effort, il extirpa des tréfonds de son esprit les scènes qu'il avait entrevues avant de sombrer dans un profond sommeil. Il lui sembla qu'un autre type était entré dans la pièce. L'image qui lui vint fut celle d'un roux à la peau laiteuse, en complète contradiction avec la physionomie perse. Ce visage, et en particulier ce regard froid et vert, lui était étrangement familier. Oui, maintenant il faisait le rapprochement : ce type ressemblait à Ginger. Le rouquin s'était adressé au Major :
- Alors, est-ce que ça avance ?
- Bof, pas tellement pour l'instant.
- On lui remet une dose ?
- Non, ça risquerait de le tuer.
- Putain, faut activer les choses, le patron ne va pas être content.
- On ne peut rien y faire. C'est lui qui envoie le gogo.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire