vendredi 24 septembre 2010

Soldats

- Quel âge a ton fils alors ?
- Il a fêté son premier anniversaire quand on a débarqué à Omaha Beach.

Clark et Marty partageaient ce maudit trou depuis une dizaine de jours. Et ils se caillaient sévère. Leurs bottes étaient trouées, ils n’avaient aucune chaussette de rechange et ils n’étaient nullement équipés en gants, bonnets ou acabits de ce type. Le froid ardennais les avait envahis et ils étaient frigorifiés. Immobiles. Neurasthéniques. Les mains liées par ce gel hivernal, l’esprit prisonnier de ce vent glacial. Ils mangeaient de la bouillie lardonnée et de l’eau chaude une fois par jour. C’est tout. D’ailleurs, c’était la seule activité de la journée : bouger son cul de paras pour aller à la soupe. Les gars parlaient très peu entre eux. Il n’y avait pas grand-chose à dire de toute façon, il fallait attendre et tenir. Tenir. Tenir cette putain de position. Ils ne l’avaient pas appris au pays, cette façon de gérer l’attente. Un ennui morbide. C’était ça le plus dur bordel. Ne rien faire et mourir. Glander et se faire descendre.

- Ils sont où ces enfoirés de chleus merde.
- Plus en Russie en tout cas.
- Quand je pense que j’ai failli louper tout ça si t’avais pas été là, hein Clark ?
- Oui Marty, ce fritz allait t’exploser la caboche. Putain ta femme m’aurait jamais cru quand je lui aurais annoncé ta mort au combat, tombé sur le champ de bataille, mes fesses ouais, les p’tites putes de Paris oui ! qu’elle aurait dit.
- Bien vrai ouais, sourit Marty.

Clark repensa alors à Maria. Qu’elle était belle bon dieu quand il l’avait rencontrée la première fois. Elle arrivait fraichement de son Alabama natal et paraissait follement perdue dans toute cette jungle urbaine. En bon gentleman qu’il était, il avait porté ses valises jusqu’à l’hôtel où elle devait résider pendant sa semaine de vacances. Il lui avait alors proposé de lui faire la visite de la ville, prétextant à juste titre que Chicago était vraiment peu sûr pour une dame de sa qualité. Ils se marièrent durant l’été 38. Son poste de manutentionnaire à l’usine Ford qui venait d’ouvrir lui assurait un revenu conséquent et lui permettait de combler à merveille à tous les désirs de Maria. Oh, elle en avait peu, c’était une femme simple et modeste qui avait connu la misère suprême lors de la Grande Dépression. Elle savait d’où elle venait et ne se prenait pas pour une autre. C’est ce qui plaisait à Clark. Leur foyer était harmonieux et la vie s’écoulait paisiblement. Il était dans le jardin à retourner la terre quand elle entendit la nouvelle de l’attaque des Japonais à Pearl Harbor. Elle pleura des heures durant et il dut consoler ce petit bout de femme, tout en contenant une colère guerrière qui grandissait en lui. Le sang appelle le sang, se vit-il écrire régulièrement dans son journal. C’est pour ça qu’il s’était engagé dans l’Aéroportée. Des nippons ou des nazis, c’était du pareil au même pour lui à l’époque. Quand tu les mitrailles, ils tombent tous de la même manière. Sauf que putain ces cons de Marines devaient pas connaître la neige en ce moment. Il souffla dans ses mains pour inutilement tenter de les réchauffer. Le silence continu de la forêt était interrompu de temps à autre par une rafale de mitraillette. Jamais ils n’avaient connu un hiver aussi violent.

- Heureusement qu’on d’vait être à Berlin pour Noël hein, relança Marty
- Et nous voilà à boucher les trous, voilà ce qu’on est mec, les rustines de l’armée américaine !
- Ils font quoi ces foutus tommies ?
- Ah ben là, on peut plus compter sur personne, et avec cet affreux brouillard, on peut s’brosser avant d’voir un avion, conclut Clark.

Cela faisait maintenant une semaine qu’ils n’avaient pas subi un massif bombardement de mortiers allemands. Le dernier avait fait des ravages. Bobby, Jim et Vito y étaient restés. La compagnie se décimait à vue d’œil et il fallait d’autant être plus vigilant quand venaient les tours de garde. C’était pour eux le prochain.

- Comment s’appelle ton garçon déjà ?
- Mike. En ce moment, c’est son oncle, Frank, mon frangin, qui file un coup de main à Maria pour s’occuper de lui.
- Il fait quoi ton frérot ?
- Je sais pas trop, dit Clark en tirant une dernière bouffée de sa cigarette. Un programme scientifique à la con, sans grand intérêt.
- Ah ces cons de savants, s’ils pouvaient nous faire gagner la guerre, ça se saurait, affirma Marty avec un air satisfait.

Les deux compères taillaient tranquillement la bavette pendant leur ronde. Leurs lourds pas faisaient craquer la neige tout le long de leur promenade. Marty tenait négligemment son M1 Garand tandis que Clark se souvenait toujours de la présence salvatrice de son Smith&Wesson. Encore un tour pour rien. Les boches semblaient avoir plié bagage ou du moins avaient plutôt décrété une trêve des confiseurs pour cette période sainte. Marty s’alluma alors un cigare, celui-là même qu’il avait chouré à un officier de la Wehrmacht lors du D-Day.

- Pom pom pom pom pom, chantonna-t-il en imitant l’air de Wagner
- Hé hé, fit Clark.

Marty prit la balle entre les deux yeux. Son sang écarlate contrastait avec l’immaculée blancheur qui avait recouvert le tapis forestier. Clark resta immobile une éternité. Il pensa à son fils. Il pensa à sa mère. Il pensa à Maria. Le soldat nazi fit dès lors son apparition. Avec son chien d’une race inconnue, il avança vers lui, son Luger immanquablement pointé en sa direction. Ses yeux jaunes et luisants faisaient fondre la neige là où il posait son regard aryen. Alors que Clark cherchait à sortir son flingue, le clebard teuton lui sauta dessus et le fit tomber à la renverse. A petit pas, l’Allemand avança. Dans un anglais impeccable, il demanda :

- Veux-tu mourir.
- Non, jamais, répondit Clark.
- Tout le monde meurt. Tout le temps.

Il renifla.

- Ton odeur détestable me rappelle quelqu’un.

Et il partit comme il était arrivé. Sans un bruit, avec son chien. Clark enleva son casque et se passa la main dans les cheveux. Marty, pleura-t-il. Marty. Il empoigna la croix que lui avait remise Maria avant son départ et hurla:

- Je te tuerai, tu m’entends, je te tuerai, je t’aurai un jour, cria-t-il devant lui. Crève, saloperie, crève saloperie de Gogo !

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